Le saule têtard, une forte tête!

Le saule têtard, une forte tête!

Le saule têtard, une forte tête, a été proclamée l’année des « Trognes »*, terme désignant des arbres taillés périodiquement en hiver à des hauteurs variant de 2 à 3 m mais aussi beaucoup plus bas pour, par exemple, les saules têtards plantés près des vignes dont les branches fines servent à attacher la vigne et à lier les sarments. Les cicatrices successives au niveau de ces coupes répétées créent à terme des bourrelets qui par leur accumulation au cours du temps font grossir la « tête » du tronc, leur donnant cette forme si particulière que l’on appelle « têtard », nom utilisé peut-être aussi par analogie à la larve de certains amphibiens dont la tête est disproportionnée. Au printemps qui suit l’étêtage, de nouvelles branches apparaîtront et formeront une couronne vigoureuse.
En Alsace on trouve ici ou là des frênes, charmes, érables, platanes… traités en têtard mais ce sont surtout les saules que l’on façonne ainsi.
Que ce soit par leur port naturel ou par leur forme artificielle quand ils sont taillés en têtard « Kopfweide », les saules font partie intégrante des paysages des bords du Rhin et des Rieds. Parmi les variétés des saules les plus remarquables, il convient de citer le saule des vanniers « Korbweide », le saule marsault « Salweide », ainsi que le plus commun d’entre eux le saule argenté « Silberweide ». Les saules têtards existent chez nous depuis très longtemps comme en témoigne le Kräuterbuch de H. Bock paru à Strasbourg en 1577. On
les plantait en peuplements denses (saulaies), en rideaux le long d’un cours d’eau, d’un fossé, en bordure d’un chemin, ou alors disséminés sur une prairie où ils pouvaient servir de repères et enfin sur un pâturage offrant ainsi de l’ombre aux animaux. L’homme avait pour ces
arbres généreux une prédilection particulière à cause de leur utilité (vannerie, sabots, fascines, bois de chauffage même si son pouvoir calorifique est relativement faible, fagots de jeunes branches pour allumer le feu, recherche de terreau accumulé dans les troncs des vieux saules, utilisation ancienne de l’acide acétylsalicylique contenu dans l’écorce du saule et ancêtre de l’aspirine…). La technique d’étêtage permet à partir d’un seul arbre d’optimiser la production de bois en le récupérant plusieurs fois au cours du cycle de vie du saule.
Par leurs racines traçantes, les saules têtards situés au bord des cours d’eau fixent les berges et sont par conséquent d’excellents protecteurs contre l’érosion. De plus, ils retiennent de très grandes quantités d’eau en saison humide, la restituant en saison sèche et
luttent ainsi efficacement contre les crues et les inondations. Leur rôle d’épuration des eaux est également très important car leurs racines absorbent les nitrates contenus dans l’eau freinant de cette manière la propagation des polluants.
Par ailleurs, les saules têtards disposés en rangées contribuent à réduire les effets néfastes du vent sur les cultures qui les bordent et, enfin, comme tous les arbres, ils stockent le dioxyde de carbone à effet de serre avec le développement impressionnant de leurs branches, participant de cette manière à l’atténuation des changements climatiques.

LE SAULE TÊTARD, UN REFUGE POUR UNE MULTITUDE D’ANIMAUX ET DE PLANTES
En vieillissant, les saules têtards deviennent creux, la partie centrale se dégrade et va se remplir des produits de décomposition de feuilles, de la désagrégation du bois, de particules ramenées par le vent, de fientes d’oiseau, le tout créant un terreau particulièrement riche. L’activité des bactéries, de la microfaune et des champignons participe également à ce processus de creusement et de transformation. Parfois ils sont évidés jusqu’à l’écorce, on les croirait morts.
Certains d’entre eux, comme l’a décrit F. Geissert, « ont la faculté de développer dans leurs cavités pourries des racines adventives qui vont former finalement des sortes de ‘béquilles’ pour renforcer leur enracinement primaire déficient ». Au printemps, ils recommenceront à grossir grâce à la sève montée on ne sait d’où et qui va à nouveau circuler par la périphérie du tronc ou ce qu’il en reste. Ceci fera pousser des branches et entraînera une explosion de chatons argentés ou dorés qui fourniront aux abeilles, aux andrènes et à d’autres hyménoptères le premier pollen de la saison.
Quant au terreau accumulé et grâce aux graines apportées par le vent et les oiseaux, des plantes épiphytes pourront s’y développer tels que le sureau noir, l’aubépine, le cerisier à grappes, le cornouiller sanguin, l’ortie dioïque, la douce-amère, la consoude, l’épilobe, l’eupatoire et le polypode, ce dernier se développera souvent avec exubérance pour donner au saule têtard son aspect si particulier.
C’est toujours dans ce terreau de bois que de nombreux insectes comme l’aromie, la cétoine et le hanneton vont y passer leur vie larvaire. Les saules têtards offrent aussi un support pour les lichens et les mousses ainsi qu’aux plantes grimpantes comme le lierre où nichera le merle. Au printemps apparaissent sur les feuilles des saules les « crachats de coucou » qui abritent chacun d’entre eux une larve d’insecte proche des cicadelles alors que sous les feuilles peuvent se fixer les nymphes de coccinelles grandes consommatrices de pucerons. Plusieurs espèces de papillons fréquentent les saules têtards, le bombyx des saules, la tenthrède, la phalène marginée, le sphinx ocellé, le cossus gâtebois ainsi que le grand mars et le morio qui confient leurs chenilles aux feuilles dont elles se nourrissent. Discrets mais bien présents, une multitude d’autres insectes (fourmis, charançons, cloportes, chrysomèles, abeilles sauvages…) mais aussi escargots, araignées, parcourent les troncs et les branches du saule têtard.
Les galles rouges ou en rosettes constituent une autre particularité des saules et correspondent à des excroissances provoquées par des substances libérées par certains insectes lors de la ponte de leurs oeufs dans le tronc végétal. Ces protubérances offrent le gîte et le couvert à l’oeuf puis à la larve de l’insecte parasite. Les branches des saules têtards portent souvent du gui dont raffolent les fauvettes à tête noire et surtout les grives draines quand celles-ci, après avoir niché en altitude, entreprennent en hiver des déplacements vers la plaine du Rhin.
L’avifaune liée au saule têtard est nombreuse et variée. Au printemps son tronc caverneux peut abriter les nichées de la chouette hulotte, de la chouette chevêche, du pic vert et épeiche, du moineau friquet, de l’étourneau, de la mésange bleue, charbonnière et boréale appelée
aussi mésange des saules. La tête des saules situés au bord de l’eau est un lieu de reproduction sûr en périodes de hautes eaux pour le canard colvert et la foulque macroule. Après leur naissance leurs poussins n’hésitent pas à se laisser tomber au sol ou dans l’eau. Le troglodyte, le rouge-gorge, le grimpereau des jardins, quant à eux, se nourrissent et installent leur nid dans les circonvolutions du tronc ou dans les anfractuosités de l’écorce de l’arbre, tandis que le pigeon ramier, le hibou moyen-duc, la pie, s’abritent dans la couronne de
branches.
Les creux du bas des saules têtards, plus ou moins remplis de terreau, offrent au lièvre, au hérisson, au campagnol, à la musaraigne, au crapaud commun, à l’orvet, au triton, au lérot, à la couleuvre… un refuge sûr, en particulier en hiver.
Du pied au sommet des saules têtards on peut aussi trouver la belette, le putois, la martre, la fouine, l’écureuil, les chauves-souris et même le renard, qui s’y abritent, mettent bas, recherchent ou stockent de la nourriture, sans oublier le castor qui arrive à en abattre pour se nourrir de l’écorce du tronc et des branches. S’il arrive une inondation ou une crue, un bon nombre d’animaux pourra grimper à l’intérieur des saules creux et ainsi avoir la vie sauve.

LE SAULE TÊTARD, UN ARBRE MAGIQUE
Comme l’écrivait le Dr P. Schmidt, « Les vieux saules têtards ont souvent un port étrange avec leur chevelure hirsute, leur tronc tourmenté et excavé, tantôt tordu, tantôt torsadé, tantôt rabougri, tantôt évasé. Au crépuscule, leur silhouette insolite et incertaine révèle des personnages fantastiques qui, jadis, frappaient l’imagination populaire ».
En raison de leurs dimensions impressionnantes (jusqu’à 7 m de circonférence) et de leurs couronnes de grosses branches, certains spécimens sont plus que centenaires et constituent de véritables monuments naturels. Quand ils sont étêtés, ils évoquent, le temps d’un
hiver, la résistance et la puissance en ressemblant à des « menhirs de bois ».
Témoignant « leur surprise et leur étonnement devant la forme étrange du végétal qui mène aux sources de l’art » (Dr H. Ulrich), des artistes comme G. Stosskopf, E. Stahl, R. Warter, H. Ulrich, P. Steinmetz, P. Weiss, R. Jacob… doués d’une sensibilité extrême, ont exprimé à travers leurs dessins et leurs peintures tout leur amour pour les saules têtards en dévoilant leur secret et leur âme.

POUR QUE SURVIVE LE SAULE TÊTARD
« De nos jours », s’exclamait encore le Dr P. Schmidt, « le saule têtard, héritage ancestral, ne sert plus à rien, il gêne, il faut l’éliminer ; alors on le coupe à la tronçonneuse, on le déracine sauvagement au bulldozer. Ou bien on le détruit sournoisement en versant dans le creux de l’arbre un bidon d’essence qu’on enflamme ; si l’effet se révèle insuffisant, on renouvelle l’opération l’année suivante ».
Mais un autre danger menace les vieux saules têtards car beaucoup d’entre eux ne sont plus entretenus. Leur état sanitaire alors se dégrade et leurs branches devenues trop massives risquent de fendre l’arbre ou de le faire s’écrouler sous son propre poids. C’est pourquoi un entretien régulier s’impose. Celui-ci devra avoir lieu en hiver mais en dehors des périodes de gel. Ce travail requiert toujours de la prudence en particulier quand les branches sont grosses car elles risquent d’éclater lors de leur taille. Pour éviter les accidents, il conviendra de pratiquer un tronçonnage progressif des branches du haut vers le bas jusqu’au plus près de la tête, en respectant les bourrelets cicatriciels et en n’entamant pas les cônes d’insertion des branches.
La création d’un saule têtard est, elle, bien plus simple. Elle consistera entre novembre et mars à couper sur un saule sain une branche bien droite avec une écorce lisse. Cette perche ou bouture devra avoir une longueur d’environ 2 à 3 m et 5 à 10 cm de diamètre. A l’aide d’une barre à mine effectuez un trou dans un sol humide, taillez la base de la perche en biseau et enfoncez-la avec une masse à environ 80 cm de profondeur, puis arrosez. Durant les premières années qui suivent la plantation, continuez à arroser, surtout l’été, pour améliorer la reprise et supprimez les bourgeons qui vont se développer le long du tronc. Après 4 ou 5 ans, procédez à un recepage complet des rejets dans la partie haute du saule dans le but de bien lui faire former la « tête ». Cette pratique devra se répéter en moyenne tous les 10 ans. On peut également créer un saule têtard en choisissant un saule de 20 à 30 cm de diamètre ayant poussé naturellement et en le coupant de manière nette à la hauteur souhaitée. Puis, pendant les 3-4 années qui vont suivre, éliminez les jeunes pousses qui vont partir du tronc jusqu’à la tête que vous taillerez au bout de la 4e ou 5e année afin de favoriser la création et le renforcement des bourrelets. Ensuite le saule devenu têtard s’entretiendra selon le cycle normal.

Les saules têtards donnent au paysage un aspect agréable, atténuent la brutalité de certains aménagements et offrent un espace vital à de nombreux animaux pour lesquels ils n’y a plus guère de place dans nos campagnes… alors « puissent les personnes soucieuses de notre patrimoine naturel non seulement sauver ces arbres vénérables, mais aussi les faire renaître le plus possible autour de nous ». Dr P. Schmidt.
François Steimer (article publié dans les parutions des jardins botaniques de Saverne)

Remerciements
Dr Pierre Schmidt, Dr Henri Ulrich, Dominique Mansion (Centre européen des Trognes, Maison botanique Boursay), Pierre Schneider (Office National des Forêts), l’Association Nature Environnement d’Herrlishem/Offendorf, l’Association Nature Ried, la Ligue pour la Protection des Oiseaux – Alsace, la Bulle du Ried, la Section d’Aménagement Végétal d’Alsace, et Nature et Techniques.
Références bibliographiques
Mansion, D., « Les trognes, l’arbre paysan aux 1000 usages », Edition Ouest France, 2010
Guide des Arbres Têtards, Conseil Départemental de l’Isère et Parc naturel régional des Vosges du Nord, 2019
Ulrich, H., « Reliques de nos forêts de jadis ; arbres qui êtes-vous ? », Editions des Dernières Nouvelles d’Alsace – Istra, 1981
Ulrich, H., « Arbres, du réel au transfiguré ; une approche éthique », Editions de la Nuée Bleue, 1988
Schmidt, P., « Le saule têtard, arbre symbole de nos Rieds », Annuaire de la Société d’Histoire des Quatre Cantons, 1989
Geissert, F., « Remarques sur les saules des forêts du Rhin de l’Alsace septentrionale » in Espaces naturels rhénans. Bulletin de la Société Industrielle de Mulhouse, 1992
Geissert, F., « Arbres et arbustes de Strasbourg à Lauterbourg ; tous nos saules », Rapport, 1989
Schneider P., « Plan d’études et d’actions pour la gestion conservatoire des saulaies têtards de Mothern » O.N.F 1993
Sutter, C., « Majestueuse saulaie de Munchhausen » in Espaces naturels rhénans. Bulletin de la Société Industrielle de Mulhouse, 1992

Photos Pierre Schmidt et Gérard Steinmetz